mercredi 9 décembre 2009

Esquisse d’une ethnologie de poche et de la crise (I)

Ou comment aborder la question de l’argent et de la crise quand on n’est ni financier, ni économiste, et de surcroît lorsque l’on est ethnologue ?

J’ai trouvé une réponse en me lançant dans une tentative d’esquisse d’une ethnologie de la poche, une sorte de micro-ethnologie jusqu’ici rarement tentée. La poche ou plutôt les poches, ces replis et aménagements spéciaux définitifs dans nos vêtements, sont reliés à une topographie et une hiérarchisation toutes particulières.
Pour inscrire ce terrain dans la société occidentale, je prendrai le cas d’un complet classique dit « trois pièces ». Cela va des poches arrières ou postérieures - dites aussi poches revolver - en passant par des poches profondes latérales pour le pantalon, aux « poches intérieures » du veston, réservées au portefeuille et autres documents, puis aux poches extérieures à revers du veston ainsi qu’aux goussets, les petites poches du gilet où l’on glisse sa montre d’un côté et de la petite monnaie vite dégainée de l’autre (comme on peut encore le voir dans des films). Je n’oserais dire que « tout est dans la poche », mais pour ce qui est de l’homme en activité et de l’argent c’est là qu’il y est le plus souvent remisé. Qui n’a pas un jour sinon payé de sa poche, au moins été de sa poche alors qu’elles étaient pleines, pendant qu’un autre s’en mettait plein les poches et que vous assistiez à la fonte de votre argent de poche, très loin de croire que l’affaire était dans la poche, sachant que vous alliez vous retrouver les poches vides ? Voila un sentiment désagréable mais moins traumatisant pourtant que de s’être fait faire les poches par un individu menaçant qui cherchait lui, par vase plusou moins communicant, à se remplir les poches de votre liquide… Après ce genre d’aventure, on a parfois un peu de mal à remettre la main à la poche tant on y a été de sa poche alors que l’autre exulte « c’est dans la poche ! ». Voila en tout cas une situation où, content de n’être pas complètement dépouillé, on ravale sa fierté dans sa poche comme dit l’expression.
Je voudrais revenir plus précisément à la raison qui m’a orienté naturellement vers le terrain mouvant de la poche : l’argent et les crise qui y ont trait, plus précisément la monnaie qu’on y enfourne, qui devient de l’argent dans la poche sans pour autant être obligatoirement de l’argent de poche. Pour être plus précis ce n’est pas tant le pouvoir de l’argent qui m’intéresse ici que son utilisation domestique, autrement dit sa présence dans les foyers et sa circulation, ou plus exactement la façon de le répartir à l’intérieur même de la famille.
Qui, enfant, n’a pas emprunté quelques centimes dans « le porte-monnaie des courses », autrement dit : comment glanait-on gentiment quelque sous pour s’offrir de minuscules ou nécessaires plaisirs tout en échappant au contrôle familial ? - ceci dit à travers les souvenirs d’une enfance au sein d’une famille nombreuse toujours un peu « juste », à qui les dépenses quotidiennes étaient comptées. Vous aurez compris que plutôt que de parler d’une monnaie abstraite et de la notion d’argent en général, j’aimerais rester sur les modalités sociales de son usage et redire, ainsi que nous l’expérimentons chaque jour, qu’il n’y a pas une monnaie mais des monnaies que l’on qualifie d’argent du ménage ou encore d’argent domestique. Cela peut-être bien évidemment de l’argent reçu contre son travail, mais aussi de l’argent emprunté, et beaucoup plus rarement de l’argent arraché, voire de l’argent volé ou considéré comme volé. Pour l’ethnologue, l’argent pour vivre ou survivre au sein d’une communauté, d’une famille ou d’un couple est très chargé symboliquement et socialement.
Viviana Zelizer, une socio-économiste de l’université de Princeton, dans son magistral ouvrage « La signification sociale de l’argent »(Seuil, 2005), s’est particulièrement intéressée aux études qui ont été menées sur le rapport à l’argent des femmes américaines au foyer de la fin du XIXe à la moitié du XXe, et a débusqué un certain nombre d’aventures liées à nos poches dont ma génération peut encore témoigner. En utilisant la situation des femmes au foyer, cette chercheuse a pu rompre avec l’idée de neutralité de la monnaie - dont l’adage idiot servant presque comme une conjuration à la neutraliser permet de déclarer, dés que son utilisation semble trouble, « l’argent n’a pas d’odeur » - et montrer à quel point l’utilisation de la monnaie renvoie à des pratiques sexuellement différenciées dites aujourd’hui pratiques de genre. Les rapports entre les sexes et le rapport à l’argent, ainsi que la transformation de ces rapports, sont liés à la transformation des conditions d’accès des femmes à l’argent. La question est bien de savoir comment circule l’argent dans l’univers social, quels sont les mécanismes domestiques qui le font circuler d’une poche à l’autre. Voici quelques exemples de pratiques individuelles qui ne manqueront pas, j’en suis sûr, de parler à beaucoup (de femmes) des générations les plus anciennes et peut-être même pas si anciennes…
Il s’agit d’histoires d’épouses américaines et anglaises qui ont eu maille à partir avec les poches de leurs maris ; histoires qui nous permettront de revenir sur le marquage domestique de la monnaie et qui montrent les batailles secrètes, intimes, opiniâtres, livrées au sein des foyers à propos et autour de l’argent. Un magazine américain de 1928 rappelle que « la mention de l’argent a provoqué plus de querelles entre maris et femmes que l’évocation de danseuses de music-hall, de serveuses blondes, de danseurs aux cheveux gominés, de représentants de commerce ». En effet, entre 1880 et 1920 les conflits pécuniaires devinrent un motif de divorce grandissant aussi bien dans les milieux riches que dans les milieux pauvres aux Etats-Unis, et à mon avis ailleurs aussi. La question était de savoir si une femme mariée pouvait toucher une allocation. Et si elle économisait sur les dépenses ménagères, les sommes épargnées lui appartenaient en propre ou pas ? Ou bien : est-ce qu’une femme était habilitée à acheter quoi que ce soit seule ou au nom de son mari ? Pouvait-elle obtenir un crédit à son nom dans un magasin ? On poussa la question jusqu’à se demander si une femme pouvait légalement posséder un dollar. De là découla naturellement la question de savoir si une femme qui dérobait de l’argent dans la poche de pantalon de son mari était une voleuse ou non.
On rapporte le cas en Angleterre d’une épouse qui avait été battue à mort par son mari pour la punir d’avoir pris quatre shillings dans sa poche sans le lui demander. Pathétique également, bien que drolatique, cette aventure qui se produisit en 1905 à Buffalo : une femme était obligée, pour obtenir un peu d’argent, de dérober quelques pièces de menue monnaie dans la poche du pantalon de son mari pendant qu’il dormait. Celui-ci, excédé par ces « retraits nocturnes », décida de placer une tapette à souris dans sa poche… A deux heures du matin le piège se referma sur les doigts de son épouse. Une scène s’ensuivit et au matin chacun décida pour des raisons différentes d’aller porter plainte devant la police de Buffalo. Le tribunal fut saisi de l’affaire. Le juge débouta la plaignante et le mari eut gain de cause sur le motif que « les maris ont le droit de protéger le contenu de leurs poches au moyen de ratières ». En 1920 les annales judiciaires retiennent l’histoire d’une femme d’une quarantaine d’années qui avait dérobé dix dollars dans le pantalon de son conjoint pour pouvoir se payer un billet de train pour New York. Elle écopa de quatre mois de prison pour ce larcin.
Si on reprenait les chroniques judiciaires de tous les pays du monde, je crains fort qu’on y recense des milliers de cas de femmes punies pour avoir fréquenté les poches d’un homme pour des motifs semblables : avoir un tout petit peu d’argent à soi. Un vaste registre de stratégies financières typiquement féminines existe (et à mon avis est loin d’être tari aujourd’hui) comme, entre autres exemples, celles de gonfler une facture de couturière d’une dizaine de dollars, de shillings ou de francs avec l’accord de cette dernière, ou d’aller vendre en cachette des fruits, des gâteaux ou des babioles, pour ne pas parler, en dehors de la prostitution secrète et épisodique, de la tarification des câlins à son mari. Et ceci vaut, rapportent les études, aussi bien pour des femmes dans un milieu riche que dans un milieu pauvre. Dans les ménages appartenant aux classes moyennes et supérieures, les questions d’argent semblaient être jusqu’à une époque récente du ressort des maris avant tout. Il est à noter toutefois que dans les ménages ouvriers les épouses étaient souvent appelées à se comporter comme les « caissières » de leur famille pour gérer au plus près des revenus limités et souvent incertains.
Ce n’est que récemment que les anthropologues ont commencé à travailler et à dénoncer l’idée bien installée que la devise, l’argent moderne, pouvait être culturellement neutre. Par rapport à l’idée arrêtée aujourd’hui d’un argent neutre et semblable pour tous, leurs travaux montrent au contraire l’incroyable hétérogénéité de l’argent et ses multiples significations symboliques modelées par une matrice culturelle. Ils nous montrent également qu’il est vain de distinguer les monnaies spéciales primitives telles que les cauris, barres de cuivre, cailloux, cochons ou autres monnaies-marchandises de notre argent contemporain légal et généralisé. Des enquêtes ont montré que les ressources dont dispose le foyer sont souvent compartimentées dans des « cachettes » différentes, en fonction des types d’utilisations qui leur étaient octroyés. Même si les monnaies multiples du monde contemporain sont moins visiblement identifiables que celles des sociétés traditionnelles énoncées plus haut, leurs frontières invisibles fonctionnent aussi bien que celles de tous ces objets. Dans tout système domestique et bancaire l’argent a des destinations particulières et est perçu de façons différentes par ses utilisateurs, même s’il existe des différences quantitatives évidentes. La liste du vocabulaire concernant l’argent, ou plutôt ses destinations, est longue : rançons, pots de vin, pourboires, dommages, intérêts, etc ; toutes quantités d’argent très dissemblables mais qui, sans ces distinctions qualitatives, rendraient le monde de l’argent totalement indéchiffrable. Il se trouve que le marquage monétaire est un phénomène individuel lié à des comptabilités mentales souvent indéchiffrables pour d’autres personnes, ce qui fait que les individus, quelle que soit leur inscription sociale, distinguent un genre d’argent d’avec un autre. Pour reprendre Marcel Mauss dans son article sur « les origines de la notion de monnaie » paru en 1914, l’argent est essentiellement un fait social et est corrélé à une vaste gamme de relations sociales.

Pour revenir à notre réalité contemporaine nous savons tous que plus l’économie de la consommation a multiplié le nombre des biens en circulation, plus leur pouvoir d’attraction a grandi ; plus le revenu des ménages a augmenté, plus la répartition de l’utilisation adéquate des revenus familiaux a été tenue pour une tâche urgente. C’est pour cela qu’aujourd’hui (et avant la crise !), dans les ménages, bien dépenser parait plus important que gagner assez. Pour que cela se produise, il faut se souvenir que les spécialistes de l’économie domestique ont diffusé dans les salles de classe, les manuels, les articles de magazine, la radio, et tout organe de diffusion de masse, les principes du consumérisme éclairé jusqu’à ce que le statut de l’argent change. Ceci explique que le nombre de dollars économisés n’a plus beaucoup de sens de nos jours, sinon celui de se procurer à l’équivalent des biens nouveaux présentés comme absolument nécessaires à notre vie moderne. Quand la lessiveuse ou le matelas cessa de servir à remiser son trésor familial, on commença à s’équiper d’une comptabilité « sérieuse » : livres de comptes, feuilles de prévision budgétaire, assistance d’un comptable-conseiller, et invention de toutes sortes de stratégies appropriées à la différenciation des multiples monnaies à usages proprement domestiques. Dans cet élan de modernisation, l’appel à des institutions extérieures au foyer se fit de plus en plus grand : caisse d’épargne et comptes orientés servant par exemple au financement des études des enfants, aux assurances, à l’achat d’une voiture, aux soldes ; puis avec le trop plein : achats de « bons » divers jusqu'à ce que les objectifs deviennent moins vitaux et qu’avec la société de loisirs de nouvelles orientations et des spécifications ne s’opèrent, comme la mise de côté de sommes pour les vacances d’été, les vacances à la neige, le voyage annuel à l’étranger, Noël, etc.

Où en sommes-nous avec nos argents - en poche ou non - en ce début du XXIe siècle ? Y a-t-il une crise de l’argent ? Et si oui comment parler de crise à des consommateurs dont l’unique idée et le but ultime sont de consommer, au risque derendre la terre invivable et de ne plus exister à plus ou moins court terme ? L’anthropologue Arjun Appadurai, dans son livre « Après la Colonisation. Les conséquences culturelles de la globalisation » (Payot, 2001), a raison de dire qu’il n’y a désormais guère d’échappatoires aux rythmes de la production industrielle. Partout où le loisir est vraiment disponible et socialement acceptable, ce qui est requis n’est pas seulement du temps libre, mais le revenu dont l’individu peut disposer pour s’assurer ses loisirs dont la consommation fait désormais intégralement partie. Dans nos sociétés industrielles où la dette du consommateur a atteint une taille monstrueuse, les institutions financières ont exploité jusqu’à la crise récente la tendance des consommateurs à dépenser avant plutôt qu’après avoir épargné dans Le Monde du 11 novembre 2009 un article d’Anne Michel intitulé « Crédits à la consommation : les impayés se multiplient », rapporte que les ménages modestes, ceux là même qui ne peuvent se passer de crédits, peinent à rembourser leurs mensualités. Quant aux petites boutiques opérant sur Internet avec desslogans jugés pousse-au-crime promettant « une vie meilleure » à des internautes en recherche d’argent, ils ont pour cette raison été conduits à se montrer un peu plus scrupuleux dans l’octroi des crédits. .Il est à noter que cette stratégie « spéciale crise » répond autant à l’intérêt des emprunteurs qu’à celui des prêteurs, et qu’un pôle d’accompagnement des clients a été mis sur pied pour aider à passer cette crise. De leur côté les consommateurs ne se perçoivent pas comme de simples dupes d’un système exploiteur de prêt financier. La dette est désormais reconnue par tous, non plus comme une chose infamante mais, au contraire, comme une expansion du revenu obtenu par d’autres moyens que le travail propre. Bien sûr des aléas interviennent parfois, faisant souffrir l’une ou l’autre des parties du binôme désormais inséparable ; aléas qui servent d’une certaine façon de soupapes périodiques au système : les effondrements majeurs par exemple pénaliseront les « prêteurs », et inversement une explosion brutale des taux d’intérêt viendra pénaliser en retour les consommateurs. Ceci explique en partie pourquoi dans les sociétés dites nanties est en train d’émerger une bataille gigantesque entre consommateurs et prêteurs, bataille qui a pour enjeu des compréhensions
rivales d’un futur imaginé presque totalement comme une simple marchandise.
(à suivre)