dimanche 27 septembre 2009

EN ROUTE VERS LE POSTHUMAIN (suite)

SE DONNER CORPS ET BÊTE…

J’en viens au fait : intéressons nous a une journée d’un de ces joyeux cybernaute retardataire landa, dans laquelle je me permettrai quelques écarts interprétatifs plus ou moins savants, pour essayer de voir comment nous fonctionnons quotidiennement à l’intérieur de nos maisons, que dis-je, de nos chambres en cette entrée dans le XXI e siècle

Je n’irai pas chercher d’acteurs éloignés : comme beaucoup, chaque matin, lorsque je me lève je vais ouvrir ma boîte à lettre, mon « mail », là sur mon bureau, dans mon ordinateur, exactement comme si j’allais voir si j’ai du courrier dans ma boite à lettre bien réelle. L’extraordinaire de la chose est que ma machine commence par me faire des politesses : elle me souhaite la bienvenue, m’avise de la présence de mail avec sa voix electrosuave et me laisse accéder à mes nouvelles après un clic ou deux qu’il ne faut pas rater. Disons que moi et mon ordinateur faisons société, et le reste du monde avec nous. Il faut reconnaître que l’un des discours le plus mis en avant de la cyberculture est celui de l’hospitalité comme le remarque Antonio Casill dans son bel article « Le discours de l’hospitalité dans la cybercultere »(Société, N°83, 2004),discours dont les indices les plus incontestables sont les termes employés dans toutes les langues pour décrire l’activité de consultation des données stockées et transmises sur le réseau Internet , à savoir : home, visita, besuchen, community, acceuil, address, indirizzo, zugang, accés, host, hébergement , privacy, sécurité, libro de visitars , etc.
Et nous voila convié à bord, invité à pénétrer non plus dans le vide sidéral d’une Toile étrangère mais au contraire accueillit dans « un espace particulièrement colmaté, un abri, un emplacement clos qui puisse s’opposer à l’ouvert, à l’étendue dépeuplée que le voyageur traverse. Pas besoin de maison ou de murs afin de marquer la séparation entre l’extérieur et l’endroit de réception (…) Au degré zéro de l’espace accueillant, il y a une aire symboliquement circonscrite. » (Casilli) L’hospitalité ne se déroule pas dans le vide, je regarde ma page d’accueil en termes de lieu de réception selon le futur vieux précepte cybernétique : « pensez à votre futur site web comme à un cyber-foyer ! » Une maison de décoration intérieure américaine de sites web propose même un guide de conception développant l’idée qu’il faut penser son site « comme un lieu où les amis et les invités peuvent se détendre et s’amuser en votre compagnie ». Suivent quelques conseils : « il faut inviter les hôtes à rentrer, les entretenir avec des jeux et des plaisanteries, associer dans la réception des visiteurs, les membres de la famille, les subordonnés et les alliés. »

Nous voila reçu sur la Toile comme si nous y étions ! Commence alors une cérémonie du don particulière (ou a mon avis l’aspect primitif du potlatch est à réviser) le don de son propre temps, de sa propre connaissance, le don aussi de son propre disque dur et plus encore de son propre corps. Antonio Cassilli remarque que « cette socialité hospitalière présuppose un procédé de dématérialisation du corps de l’usager des nouvelles technologies, fondant une identité corporelle post-humaine. » Il n’hésite pas citer un adage en latin : : « posthumani nihil a me alienum puto », rien de ce qui touche à la posthumanité ne m’est étranger. Et nous voila, sans que l’on s’en soit rendu compte, en train d’entrer dans un posthumanisme, dans une histoire nouvelle qui « préconise la fin du rôle central de l’être humain dans l’ordre culturel actuel »(Casilli) L’articulation homme-machine intelligentes « a prolongé la notion de posthumain jusqu’à inclure les être « autres » , les étrangers et les combinaisons de l’humain/non humain » (Casilli) dans la grande famille du monde , la world familly.

Il y a quelque chose a entendre ici qui est encore de l’ordre du religieux :
« L’hospitalité cyber s’oppose décidemment à l’hospitalité chrétienne basée sur l’instance supérieure de l’union de tous les hommes en dieu. Les voyageurs hébergés dans les nœuds du réseau Internet ne sont pas des frères, ils sont des xenoï , des étrangers. Ils ne sont pas non plus des pèlerins se rendant à un endroit précis, ils sont assimilés aux nomades errants dans un territoire indéfinissable et incartographiable parce que fluide et toujours en mutation. L’hôte-confrére chrétien ajoute Casilli, est à l’hôte étranger cybernaute comme le touriste est à l’égaré. ». La « real Life » serait suspendue le temps du voyage dans le cyberespace et avec lui le corps, ce corps bien réel qui s’est assis sur une chaise et qu’on se met à oublier, rivé à un écran luminescent. “Les voyageurs des autoroutes virtuelles ont au moins un corps de trop, celui aujourd’hui considérablement sédentaire, le corps à base carbonique devant le clavier, souffrant la faim, la corpulence, la maladie, le vieillissement et finalement la mort. L’autre corps, un fac-similé à base de silice branchée dans le domaine immatériel des données et des superpouvoirs, même si virtuellement, il est immortel –ou plutôt le corps choisi, une incarnation virtuelle « disjointe » du corps physique, est un logiciel capable de faire face à d’infinies morts » Cette dichotomie entre le vieux corps obstinément voué à vivre dans une « réalité » déficitaire et un nouveau corps régénéré par les technologies dans un habitat virtuel est au centre de la relation animale –hommes – espaces comme le notent Corinne C Boujot et Antonio Casilli dans « Interfaces bestiales : rôle et place des animaux dans l’imaginaire des mondes virtuels »,( Espaces et Sociétés, n°110-11, 2002, L’Harmattan) . « La réalité virtuelle permet à nos propres notions d’esprit et de « corps spirituel » de s’accroître jusqu’au niveau que nous avons rejoint dans le développement de notre concept de corps physique, au cours de plusieurs milliers d’années dans le cadre de notre civilisation actuelle (…) dans les mondes virtuels, vous pouvez vous changer en langoustine , en tarentule, en gazelle et apprendre à contrôler ce nouveau corps. » ( Boujot-Casilli)
Le fantasme de technologies informationnelles toutes puissantes permet sans grande difficulté le passage à un nouvel imaginaire de la corporéité tant l’anxiété sur les perditions possibles du corps se dissout devant la promesse d’une santé parfaite. Une santé aussi virtuelle que vertueuse puisque le corps nouveau se veut dépourvu de vices, voué à un culte du bien technologique, annonciateur d’une ère fraternelle qui s’opposera à la souffrance constitutive du monde ( (Boujout Casilli) Plus de compromis avec la réelle chaire , fini l’ancien modèle corporel. Dans un espace « au-delà » des problèmes d’un monde trouble, il s’agit d’un corps régénéré réhabité et réinstallé dans une autre topographie que la seule alors connue. Je parle ici de la terre, de la topographie terrestre qui va rejoindre et se confondre dans la vision qu’on s’en fait désormais avec l’infosphére qui enveloppe la planète. On parle d’ailleurs de ce phénomène dans les théories de l’ « embodiment » (incarnation et incorporation) ; ces théories affirment que ce dont notre corps ne peut faire l’expérience est appréhendé à travers des analogies et des métaphores qui constituent le seul moyen de donner sens à des concepts sans réalité tangible, virtuels ! Ce sont sur ces catégories familières que se greffent les modes de pensée nouveaux issus de la Toile.

N’oublions pas qu’Internet n’offre que des moyens nouveaux pour atteindre des buts qui ne le sont pas : trouver (moteur de recherche) , communiquer ( mails, , recherches de services et ,par les « liens », se déplacer et répondre ou transmettre de l’information ! il est intéressant de noter que la notion d’original , du document unique, de la chose matérielle qui longtemps persista, avec les ordinateurs se dissout dans la profusion du même possible. Sur la fin de l’authentique, Internet en rajoute en contribuant à une dématérialisation progressive d’objet de possession ; L’objet de possession s’est dématérialisé jusqu’à n’être plus qu’une simple adresse accessible à tout moment.
Derrière (ou dedans) mon écran, les distances se dissolvent, les lieux se métamorphosent et les actions changent de nature. Internet, en effet, change la conception de la distance et le rapport au temps. L’éloignement physique perd toute pertinence et l’instantanéité devient la règle : les adresses postales sur la Toile rendent leurs détenteurs immédiatement accessibles et les mettent à égale distance, tous et toutes à portée de courriel : réserver une chambre d’hôtel, passer une commande, consulter la météo, une notice, son horoscope ou les nouvelles du jour, écrire à Chichery ou à New York, tout peut se faire de chez soi. Désormais on est à côté de tous et à portée de tout au point que le « où » et le « quand » se rapprochent.

La Toile conduit également à dissocier matérialité et possibilité d’action qui semblait consubstantielle, inséparables .Les objets immatériels deviennent des supports d’action au même titre que les objets matériels dans l’environnement quotidien. On peut désormais remplir son caddie dans une épicerie virtuelle et recevoir chez soi ses courses, choisir et essayer des lunettes de vue, visiter des monuments, des villages, aimer, etc. Bref on peut tout faire, tout avoir, tout connaître (croit-on). C’est le « tout faire » qui ici m’intéresse , cette drôle de présence-absence qui nous fait exister autrement dans nos relations.

L’être humain est désormais équipé de prothèses cybernétiques, bien différentes des fourchettes, des cuillères ou d’une voiture ; ce sont des prothèses qui lui sont données au même titre que ses autres membres. Durant la fraction temporelle de son existence, infime à l’échelle de l’évolution humaine, la prothèse Internet est pensée par analogie au monde sensible. Mais constituer sans cesse de nouvelles sources d’ analogie peut à son tour devenir source et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ne puisse plus se passer du virtuel. Difficile après ça de savoir qui du
virtuel ou du matériel est le plus réel ?
DERRIERE TARZAN IL Y A BURROUGHS ,L’AMERIQUE ET LE COLONIALISME

Les aventures de Tarzan n’ont jamais été bien vues dans les écoles ni considérées par l’Académie comme de la littérature, à l’exacte inverse de celles de Mowgli du Livre de la jungle de Kipling (1865-1936), auteur qui obtint le prix Nobel de Littérature en 1907 et fut à l’origine d’un engouement pour l’histoire particulière de cet enfant sauvage. Mowgli fit en effet réfléchir les « civilisés » sur le thème : existe-t-il des « humains différents » dont on ignorerait l’existence, survivants dissimulés d’un stade archaïque ou anticipation d’un lointain futur ? Le nom même d’Edgar Rice Burroughs (1875-1950), en dehors d’un cercle restreint d’amateurs de science-fiction, est assez peu connu. Par contre, celui de Tarzan résonne toujours tout autour de la planète grâce à la production multimédia contemporaine. Cela n’empêcha pas Burroughs de vendre de son vivant plus de trente millions d’ouvrages publiés dans une trentaine de langues.
À l’âge de trente-six ans, l’écrivain chercha le moyen de devenir un auteur à succès. En 1911, il entama des recherches à la Chicago Public Library pour s’ouvrir de nouveaux horizons. Il découvrit In Darkest Africa de Henry Morton Stanley (1841-1904). Bien entendu The Jungle Book, 1894, de Rudyard Kipling, il lut aussi Jack London The Call of the Wild et The Sea Wolf, le premier racontant l’histoire d’un chien « civilisé » retournant à l’état sauvage, le second narrant l’aventure d’un homme sophistiqué forcé à s’adapter à la vie primitive. Il s’enticha d’un article du grand anthropologue anglais E. Burnett Tylor intitulé « Wild Men and Beast Children », 1863 et de Childhood of Fiction de J. A. MacCulloch, 1905. Il a surtout été marqué par l’histoire de Romulus et Remus et le récit de « Dan, the Monkey Man », un jeune homme qui racontait qu’il avait été adopté par un groupe de grands Singes quelque part sur la côte africaine. Enfin, comme l’éditeur Robert Hobart Davis lui proposait sept cents dollars pour qu’il écrive des nouvelles dans son magazine, Burroughs imagina :« Un enfant d’une race solide, marqué par un caractère héréditaire plein de finesse et de noblesse […], transféré dans un environnement le plus diamétralement opposé à son milieu d’origine que j’ai pu imaginer. » Nous étions en 1912, il venait d’inventer Tarzan of the Apes qui parut à Chicago chez A. C. McClurg & Company en 1914. Ses aventures coururent sur vingt-six volumes jusqu’en 1940.
L’histoire de Tarzan est donc née de l’imagination fertile de l’Américain Edgar Rice
Burroughs et du contexte historique dans lequel il la plaça ainsi que de l’époque à
laquelle il l’écrivit depuis les Etats-Unis.

Culotte, colonialisme et cannibalisme
Burrougs aprés avoir décrit l'enfance de Tarzan parmi les anthropoïdes ajoute qu'« Au fond de son petit cœur d’Anglais montait également le profond désir de couvrir sa nudité de VÊTEMENTS, car il avait appris dans ses livres d’images que tous les HOMMES en portaient, alors que les SINGES et tous les autres êtres vivants allaient nus. Donc les VÊTEMENTS devaient sans doute être un signe de grandeur, l’insigne de la supériorité de l’HOMME sur tous les autres animaux […]
Il pensait que s’il voulait devenir HOMME il fallait qu’il respecte les préceptes de ce manuel d’apprentissage qu’il étudiait si assidûment puisqu’il ne pouvait exister d’autre motif pour se couvrir de choses aussi hideuses. »
C’est à la suite d’un orage, dans le froid et l’inconfort d’une pluie battante qui glisse mieux sur des poils que sur la peau nue de Tarzan, dont il était inconsciemment fier, écrit Burroughs, « car elle prouvait son appartenance à une race puissante ». Il n’empêche que depuis son enfance, « il était constamment partagé entre le désir de rester nu, pour que tous voient la preuve de ses origines, et celui de se conformer aux usages de sa race et de revêtir ces ornements hideux et malcommodes ».
Or, cette nuit-là « dans la tête de Tarzan, une étincelle venait de jaillir : il avait compris le pourquoi des VÊTEMENTS, comme il aurait été protégé du froid et de la pluie dans la peau chaude de Sabor ! » Du même coup, il découvre ce qu’est peut-être le climat continental tempéré de ces pays éloignés qu’il a vu dans les livres et la raison réelle du besoin de vêtements pour les hommes y habitant Son obsession de se vêtir ou plutôt de revêtir une autre peau n’est pas nouvelle, Il pensa même se faire une cape royale de la peau de la lionne Sabor qu’il avait tué. Mais il dut y renoncer car « Tarzan ne connaissait rien au tannage, cela va sans dire » et la dépouille ne put servir à habiller le roi des animaux, ni l’homme en devenir.
C’est finalement une autre proie qui va lui fournir son premier vêtement, du prêt-à-porter qu’il n’aura pas besoin de tailler mais juste d’enfiler. Il s’agit d’un bipède dont il a appris à dessiner le nom HOMME, « à la peau glabre », foncée et portant un arc. Dans l’histoire, il s’agit de Kalonga, fils du roi Mbonga, grand chasseur et assassin de Kala, la mére adoptive de Tarzan. En le pistant, Tarzan découvre pour la première fois dans la forêt des empreintes de pieds nus qui ne sont pas les siennes et, d’une certaine façon, se met sur ses propres traces.
Enfin, il aperçoit « l’étrange créature [...] Il lui ressemblait tellement [...] et pourtant ses traits et sa couleur étaient différents ! » De plus il ne ressemble pas aux images qu’il a vues dans ses livres. « Tarzan ne reconnut pas tant le NOIR que l’ARCHER de ses livres d’images.
A est un Archer...C’était merveilleux ! »
La découverte d’un autre soi-même l’enthousiasme au point que, oubliant un temps sa vengeance contre l’assassin de sa mère adoptive, il observe son premier semblable avec passion. Avec lui, il découvre la domestication du feu et la première « espèce cuisinière » doublée de l’idée sans doute réservée aux humains de profusion ou de gâchis puisque, « son estomac bien rempli, [...] il abandonna le reste sur le sol. » Tarzan se sent moins bête que lui, descend de son arbre et en animal consciencieux et prévoyant : « Il dévora sa viande crue et enfouit les restes de Horta (le sanglier) sous le sol pour les retrouver à son retour. »
Ce n’est que plus tard que Tarzan le capture au lasso. En chasseur consciencieux « Tarzan acheva silencieusement sa victime. Puis il la dépouilla de ses armes et de ses ornements et, oh joie ! d’une magnifique culotte de daim qu’il enfila immédiatement. »
Tarzan « culotté » et, de ce fait, encore un peu plus homme, s’enhardit :
« Jetant le corps sur son épaule, il se dirigea lentement vers le village... »
Il s’agit bien de « corps » et non de « proie ». Sa victime déculottée va passer au statut de « cadavre » humain et jouer son rôle à part entière dans la dernière frasque de Tarzan pour « terroriser les Noirs ». Content de son astuce et quelque peu grisé par la possession d’un vêtement, Tarzan pense « comme il aurait aimé retourner dans sa tribu et se pavaner sous les regards envieux des singes ». Il n’empêche que : « Maintenant il était vraiment habillé comme doit l’être un homme, et personne ne pouvait plus douter de sa haute naissance. »
L’histoire est pourtant plus complexe que cela. L’homme qu’il a tué et dépouillé de sa culotte appartient à une humanité coloniale et chrétienne. Cette culotte est empruntée à un Africain rhabillé par la colonisation et la chrétienté au nom de la civilisation et de la pudeur, quoi qu’il semble qu’il s’agisse plutôt ici d’un pagne traditionnel en daim et non de coton. Qu’importe, la culotte de ce Noir appartenait, précise Burroughs, a un groupe de plusieurs centaines de réfugiés ou plutôt de résistants a l’oppression coloniale. « La genèse de leur fuite commençait le jour où, excédés d’avoir à fournir toujours plus de caoutchouc et d’ivoire à l’oppresseur blanc, ils s’étaient soulevés et avaient massacré un officier européen [Crime de lèse majesté !] et le détachement de troupes indigènes qu’il commandait [Crime plus pardonnable et secondaire]. »
Le contexte colonial des « Tarzan » comme dans toute l’œuvre de Burroughs n’est pas négligeable et, d’une certaine façon sa dénonciation, retenue mais présente, par un Américain moderne plus au fait de l’impérialisme que du colonialisme, est très intéressante. Elle nous permet de cerner un peu mieux cette Afrique fantasmée où se déplace notre héros. Si ce n’est pas exactement le Congo belge, les allusions qui y sont faites sont peut-être là pour faire resurgir l’aspect tragique de ce colonialisme imbécile. Depuis 1900, le partage du monde est à peu près achevé. Dans l’Afrique tropicale où les grandes puissances s’efforcent d’établir leurs « droits » par des traités conclus et non tenus avec des chefs et des souverains locaux, où le roi des Belges a passé des accords secrets avec Stanley pour qu’il lui taille une colonie privée, où la conférence de Berlin (1884-1885) a posé les règles générales présidant au partage des territoires encore disponibles en Afrique et la poudre aux yeux qui va avec, tout est possible. Les prétextes « humanitaires » et paternalistes, alors hautement déclarés, comme l’interdiction de l’esclavage, la répression de la traite, des mesures contre le trafic des armes et de l’alcool, etc., ne tinrent pas. Les Africains sont donc réduits de fait à un esclavage généralisé, soumis à des exactions pire que celles auxquelles donnait lieu l’esclavage traditionnel ; leurs droits et leurs États se trouvent supprimés et les autochtones réduits à n’être plus que des « sujets » coloniaux d’une métropole européenne. Pour revenir à Tarzan, ou plus précisément à ERB, on peut imaginer que ces centaines d’Africains fuyant « l’oppresseur blanc » dont il parle, poursuivis par une colonne de militaires, essayaient d’échapper aux effets désastreux de la politique de décrets de Léopold II, dont un qui décide que les terres « vacantes » appartiennent à l’État. Il en est de même pour les terrains de chasse, de culture non occupés (ce qui est la majorité des terres de culture en Afrique ou le système agricole prévoit de longues périodes où les terres sont laissées en repos), sont déclarés « propriété de l’État ». Décret suivit d’autres décrets comme celui du 21 septembre 1891 qui réserve à l’État le « produit » des terres domaniales, surtout des ivoires et du caoutchouc. Ce à quoi il faut ajouter l’institution légale du « travail forcé », de l’esclavage patriarcal africain, des « camps d’otages » où sont enfermés et affamés femmes et enfants, de la chasse à l’homme en brousse, des mains coupées aux fugitifs, bref de tout ce que produisit cette atroce période du « caoutchouc rouge » dont furent victimes des milliers, sinon des millions d’Africains[1]. Colonie et coloniaux que n’hésite pas à mettre en scène Burroughs avec ses méchants trafiquants, ses militaires endimanchés et ses savants faussement éthérés, comme le professeur Porter, père de Jane, venu expertiser les richesses de l’endroit.
Quant à la résistance très honorable de ces Africains venu se cacher dans la forêt, elle est, dans le roman, immédiatement annulée par le fait qu’après leurs crimes « ils s’étaient gavés de viande humaine ».
Cette accusation de cannibalisme nous oblige à dire un mot des tentatives de l’homme-singe de « jouer les sauvages »… Nous en étions à ce moment où, à la lisière de la forêt, il attrapa au lasso l’ARCHER. Sans doute l’étrangla-t-il car il semble que lorsqu’il le « poignarda droit au coeur », il était déjà mort mais par ce geste, sa mère « Kala était vengée ». Sans plus de manières, « Tarzan avait faim [...] C’était son gibier que la loi de la jungle lui permettait de manger ». Mais Burroughs rassure le lecteur, il ne peut s’agir ici de cannibalisme pour « cet homme singe au corps et au cœur de gentilhomme anglais et à l’éducation de fauve ». Preuve en est que « jamais la pensée de dévorer Tublat ne l’avait effleuré ». L’auteur anticipe la réaction que va avoir Tarzan en posant une question faussement naïve : « Est-ce que les hommes mangeaient les hommes ? Hélas, il ne le savait pas. » La réponse fut plus forte que toute morale ou raison : « [...] Il s’apprêta à se tailler des morceaux de la chair de Kalonga. Mais une soudaine nausée le prit. Il ne comprenait plus. » Quant à notre réponse : oui, il est souvent arrivé que des hommes mangent des hommes et cela n’a pas grand-chose à voir avec les de Burroughs .

L’héritage sociobiologique
Pour l’écrivain, à défaut d’informations précises sur le cannibalisme tout en voulant se convaincre de l’impossible de la chose, le malaise de son héros est lié avant tout à une histoire de « race » autant que de science et de classe. Tarzan, fils de Lord Greystoke aurait par sa naissance hérité de cette noblesse d’âme, de corps et de sang ineffaçable et inégalable. Ce serait le fruit d’« un instinct héréditaire, transmis de génération en génération depuis des siècles, [qui] prenait le pas sur son esprit inculte et l’empêchait de transgresser une vieille loi universelle, dont il ignorait l’existence. » On sait que Burroughs fit beaucoup de recherches à la Chicago Public Library, lut Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), peut-être : Discours sur l’origine des fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1755, l’Introduction à la science sociale, 1877, d’Herbert Spencer (1820-1903), l’Évolution et l’origine des espèces, 1893, de Thomas Henry Huxley (1893-1943) ; il lut également Le Déclin de l’Occident : esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, 1918-1922, livre mondialement connu du philosophe allemand Oswald Spengler (1888-1936), et il étudia bien entendu L’Origine des espèces de Charles Darwin (1809-1882). Cet ouvrage dont le titre original The Origin of Species by Means of natural Selection or the Preservation of favoured Races in struggle for Life, 1859, nous ramène plus directement à l’histoire de Tarzan.
Au milieu du xixe siècle, l’idée d’hérédité, après avoir été longtemps une notion proprement juridique (il s’agissait de la transmission des biens matériels au sein d’un lignage) a trouvé une application dans les sciences naturelles. Elle est entrée dans le domaine anatomo-physiologique et a commencé à désigner la transmission des caractères physiques par la génération.
Dans ces nouveaux travaux sur l’hérédité, deux noms émergent, celui de Charles Darwin et de Gérard Mendel ; le premier travaille sur le règne animal, le second sur le règne végétal, mais tout deux travaillent sur la domination contraignante des mécanismes héréditaires. Précisons qu’aucun d’entre eux ne se sera attaché à décrire les mécanismes de l’hérédité chez l’homme ! Or Darwin est couramment considère comme ayant travaillé sur l’homme à cause de son ouvrage The Descent of Man, infidèlement traduit par la « descendance »alors qu’il s’agit de son « ascendance », où Darwin parle des Grands Singes, de l’évolution, de la morale et de la religion, mais qui n’a pas l’importance théorique de L’Origine des espèces. Quoi qu’il en soit, Darwin occupe dans les sciences du xixe siècle une place centrale et des plus symbolique. Il est l’image d’une étape ambiguë de l’histoire des sciences modernes. Beaucoup ont cru que son raisonnement portait sur l’animal humain ou l’animal non humain, or le seul animal sur lequel il travailla réellement fut le pigeon.
C’est dans le contexte de cette époque, entre 1911 et 1940, que Burroughs écrivit ses Tarzan. Les idées eugéniques gagnaient en force aux États-Unis avec une connotation d’objectivité scientifique. Beaucoup avaient foi dans le déterminisme biologique jusqu’à le considérer comme un instrument important du progrès social et de sa réforme, dans le sens de l’ordre, qu’ils n’hésitaient pas à associer à la morale des vainqueurs. Il faudrait citer aussi ce personnage peu recommandable qu’est Joseph Arthur de Gobineau (1816-1882), l’auteur de l’Essai sur les inégalités des races humaines de 1855. Il avait accusé Darwin de l’avoir pillé, mais ce dernier n’a jamais reconnu comme source d’inspiration que les travaux de Malthus. Il est vrai que ces deux philosophes sociaux, Darwin, grand bourgeois anglais et Gobineau, de noble lignée , avaient de la société une vision extrêmement proche ; vision que Burroughs aussi partageait. Son éducation faite dans les valeurs strictement victoriennes d’un père tatillon sur l’ordre et la ponctualité dans sa maisonnée ne peut pas l’avoir laissé insensible à ces vues scientifiques et joua certainement dans l’invention de certains de ses personnages notamment celui de Lord Greystoke, géniteur de Tarzan.
Cette morale « si naturelle » de supériorité, l’éloge de la force, du chef, la création de la raciologie et des échelles raciales alors considérées comme une catégorie scientifique, firent des adeptes dans le monde entier, dont Burroughs . John Taliaferro[4], son biographe, montre que l’intérêt de Burroughs pour l’eugénisme continua de grandir, même quand il devint l’objet de controverse sérieuse dans la communauté scientifique. Son attachement à ce topique était tel que ERB prit position dans une colonne du Los Angeles Examiner contre cette nouvelle « morale imbécile… » et qu’il écrivit un essai, jamais publié, intitulé I See a New Race ou il livrait « sa propre solution finale au problème du monde ».
Ce qu’on a appelé le « social-darwinisme » au début du xxe siècle, qui est l’application aux rapports humains d’un schéma discerné par Darwin dans l’analyse des traits morphologiques du vivant, va jouer un rôle déterminant, en effet, dans le monde intellectuel de la période hégémonique de l’Occident. La liaison profonde entre le courant social-darwiniste du début du xxe siècle et les présupposés idéologiques du nazisme a été largement montrée et est aujourd’hui une évidence. Moins bien perçu (et connu) est la sociobiologie contemporaine qui introduit ouvertement l’homme dans la problématique de la force, de l’agression et de la survie, une idéologie qui revient et qui séduit tant le discours libéral…
On ne peut nier que les Tarzan participèrent très largement à diffuser cette idéologie raciste et à renforcer les stéréotypes. On écrivit même que Tarzan permis à l’Amérique de « réassurer la suprématie de l’homme blanc sur SES femmes et sur SES Noirs ». Au racisme qu’il servit si bien, on lui reproche en plus le sexisme, l’aventurisme et l’ultra-individualisme ; toutes vertus que supporte et entretient la mégamachine médiatique qui s’est mise en place dès sa conception. Ce « héros anglo-mâle » joua toujours sur la dimension négative des sociétés non-blanches où « les Noirs sont de façon générale superstitieux, les Arabes, rapaces et les femmes à soumettre".