vendredi 28 décembre 2007

L'ethnologie comme vocation


Où aller chercher ma vocation ? Peut-être dans le fait que je suis le quatrième d’une fratrie et que pour exister il m’a fallu me construire un univers où j’aurais ma place…Oui, c’est peut-être en m’identifiant aux enfants du village et en m’enracinant concrètement dans la culture rurale que j’ai développé une double culture, rurale et citadine, et qu’est né ce goût, sinon de l’ailleurs, au moins de l’autre. Il serait difficile de nier que mon travail est en liaison plus ou moins directe avec mon enfance, plus précisément la topologie de mes lieux d’enfance. En effet que ce soit mon village en Bourgogne, la rue du regard où j’habitai à Paris ou des lieux plus intimes comme la chambre à coucher que j’ai dû garder longtemps à une époque pour cause d’une longue maladie, tous ces lieux ont sûrement déterminé une part de ma recherche. Pour revenir à ma vocation d’ethnologue. Après une scolarité très atypique, le bac enfin en poche, j’ai fait une tentative d’étude en droit, assez vite avortée, en même temps que je m’inscrivais en histoire à la Sorbonne. Là, j’ai été frappé par un certain nombre de figures comme Jules Michelet (1798-1874), par exemple, qui proposait pour voir et relire notre histoire d’utiliser la production de l’historien comme une sorte d’action et surtout l’abordait sous un angle charnel en proposant de ne jamais se défaire de sa sensibilité pour regarder l’homme passé et présent. En fait, il proposait déjà de faire une sorte d’anthropologie historique et pour reprendre Roland Barthes qui, plus que mes professeurs, m’avait poussé dans les bras de Michelet : « en ne lisant pas Michelet, c’est notre désir que nous censurons ». Derrière cet historien, dont il ne faut pas oublier qu’il avait été suspendu de sa chaire au collège de France après le coup d’état du 2 décembre 1851, c’est du côté de Philippe Ariès (1914-1984), de Leroy-Ladurie et d’autres enseignants convaincus de l’importance de l’histoire des mentalités que j’allais fouiner. L’Histoire des mentalités était déjà largement en germe dans l’école historique française qui depuis Lucien Febvre s’exprimait à travers la fameuse revue des « Annales » que je dévorais ardemment. On comprendra que ma Maîtrise d’histoire en poche, j’étais mûr pour l’ethnologie. D’autant que, faisant en même temps du Chinois aux Langues’O, j’ai fait mon mémoire sur « le Docteur Legendre et la pénétration Française en Chine méridionale » et mon C2, certificat de spécialisation, sur l’histoire de l’Asie du Sud-est sous la direction de Jean Chesneaux. Le pas vers l’ethnologie était presque franchi. C’est en accompagnant un ami s’inscrire en environnement à la faculté de Jussieu à la rentrée universitaire 1971-1972 - les cloisons n’étaient pas encore montées -, que je vois collé sur l’une des tables le mot « ethnologie » … Et là, je me suis dit : « c’est toujours ça que j’ai voulu faire ; je veux être ethnologue ». Sans faillir, puisque j’avais une Maîtrise, je me suis inscrit en doctorat le jour même. J’étais également agrégatif d’histoire, mais, en deux ans, mes velléités d’être prof d’histoire m’ont paru bien pâles à côté de cette incroyable passion qui s’installait en moi : faire de l’ethnologie, devenir ethnologue !

En 1972, je rentre donc en ethnologie à Jussieu et je découvre que c’est tout à fait autre chose que ce que j’avais imaginé. J’avais bien sûr lu « Triste tropique » de Claude Lévi-Strauss, mais pour moi l’ethnologie était assimilée au voyage, à la découverte exploratoire plus qu’à la philosophie ; je ne savais pas que la discipline posait aussi des questions éthiques : l’Occident, l’autre, la question de l’ethnocide… Je découvrais une discipline complexe qui imposait que l’on passe par l’ethnographie, puis l’ethnologie avant d’arriver à des choses plus profondes et surtout aux champs incroyablement vastes de l’anthropologie. En fin de compte, je commençais une aventure savante, une sorte de quête à la connaissance qui est bien loin d’être terminée aujourd’hui.
Ce qui m’a plu tout de suite ce sont les cours d’ethnologie du monde moderne, qui me permettaient d’utiliser ma formation rigoureuse d’historien tout en étant dans des préoccupations présentes. Au sortir de 68, l’ambiance intellectuelle était à la contestation et à la critique radicale des disciplines elle-même. Ma génération s’inscrivait naturellement dans ce type de questionnement autour du désir de « vivre ici et maintenant ». Je me souviens, sur le tableau de notre salle à Jussieu, était inscrit à la peinture indélébile : « on n’arrête pas le printemps »... Et je n’ai jamais arrêté le printemps.

Je crois que l’ethnologie faisait et fait toujours partie de cette fête d’été sans fin. Cela a été l’entrée dans une vie trépidante pleine de rencontres, de voyages en Amérique du Sud et du Nord , en Laponie en Bourgogne , etc. Des rencontres autant avec des poètes que des savants – pour moi à l’époque nos professeurs en étaient indubitablement – et de passions intellectuelles sur lesquelles je reviendrai. Autre chose importante, ce département d’ethnologie à Jussieu avait commencé de façon pirate en opposition à l’ethnologie structuraliste de Lévi Strauss, qui était enseigné à l’EHESS et surtout à Nanterre.… À l’époque, on se définissait à travers des appartenances à des écoles. La polémique était possible et même recherchée. On n’était pas dans la censure mais dans une poussée de vie. Moi je m’y suis trouvé très bien. J’y ai rencontré des enseignants comme Robert Jaulin (cf La Paix Blanche, Seuil, 1972), Pierre Bernard, Serge Moscovici (La société contre nature, UGE), Jean Monod (Riche Cannibales, UGE, 1972), Michel Panoff (L’ethnologue et son double, Payot, 1977), Pierre Clastres (La société contre l’état, Seuil, 1972), Jacques Meunier (Le chant du Silbaco, Payot, 1972), Jean Malaurie (Les derniers rois de Thulé, Terre humaine / Plon, 1955), etc. Ceux-ci animaient des « cours pirates », nous donnaient une liberté de parole et de pensée toute nouvelle et bien peu académique parce qu’ils n’étaient pas bloqués dans l’institution, même si le département est devenu officiellement une UFR de l’Université Paris 7 l’année où j’y suis entré. C’était un lieu ouvert où l’on vivait littéralement ensemble. On allait chez nos professeurs, ils venaient chez nous, on partait même parfois sur le terrain ensemble, bref, c’était une véritable aventure intellectuelle communautaire et quelque peu libertaire, enthousiasmante évidemment pour un jeune étudiant. Toujours est-il que je découvrais l’ethnologie à ce moment charnière où se posait la question de l’existence même de l’ethnologie en termes éthiques, où l’occident se mettait en question, revenait sur son histoire, ses manières d’être à l’autre – je pense à la question de l’ethnocide, cette façon insidieuse de détruire la culture de l’autre – et où nous repensions l’anthropologie à partir du monde moderne et de son avenir.

Un des points fort de l’enseignement et des actions que nous menions à partir de l’UFR fut l’écologie ; je dirais plus précisément l’écologie politique que nous inventions ensemble et qui, il faut bien le reconnaître, reste la seule innovation qui ait profondément et pour une longue période je le crains - car il s’agit de l’état de notre planète -, irrigué notre forme de vie actuelle et, petit à petit, toute la culture politique contemporaine. Enfin, rapidement initié à cette ethnologie en rupture, en 1975, je passais ma thèse de IIIe cycle en ethnologie sur les frontières, désormais bien minces, qui séparaient l’histoire de l’ethnologie. En 1987, j’étais élu Maître de conférence dans le département d’ethnologie de l’Université Paris 7 dont j’assurerai la direction à la suite de Robert Jaulin de 1990 à 1996. Durant cette période, je soutenais enfin mon doctorat d’état en 1992, qui me donnait de facto l’habilitation à diriger des Thèses, HDR. Je fondais également avec l’ethnologue-cinéaste Jean Arlaud, le Laboratoire d’Anthropologie Visuelle et sonore du Monde Contemporain. En 2004 je me retrouve dans le département des Sciences Sociales, l’Université de Paris 7 ayant jugée bon de dissoudre l’UF AESR et le LAVSMC estimant que l’ethnologie avait assez vécu en ses murs alors que jamais dans notre société en mutation, les questions anthropologiques ne se sont posées de façon aussi cruciale. Que comprendre ?

Nos enfants et la cybernétique

Connecté à 7 semaines. Copyright Couss.

Lors de mon enquête récente de terrain sur les enfants dans mon village, je notais dans mon carnet que « les jeunes, leur vie et leurs jeux sont devenus un mystère. Je ne sais pas vraiment ce qui les amuse aujourd’hui ? Je les soupçonne de ne plus savoir jouer au sens où nous l’entendions à leur âge. A ma demande : jouez-vous ? Ils me répondent que oui en même temps qu’ils se fichent un peu de moi, me faisant comprendre que c’est une notion dépassée. Ils me font surtout comprendre que même s’ils tentaient de m’expliquer je n’y comprendrais pas grand-chose et ils ont raison ». Quelque peu perplexe j’écrivais dans ce même carnet : « Je crois que les enfants ne sont plus nos enfants, qu’ils ne sont peut-être même plus des enfants tels que nous imaginons que des enfants peuvent être. On dirait des bébés précocement grandis auxquels l’informatique tient lieu de biberon… » L’observation était sérieuse. Il est un fait que leur univers ludique se spécialise très tôt, « leurs pouces, ajoutais-je, ont à peine quitté leurs bouches – immédiatement remplacés et jusqu’à un âge avancé par une tétine - qu’ils gagnent la console des « game boy » et autres jouets électroniques. Ils parlent à peine que déjà ils « computent ».

Mon regard commença alors à changer. Ma fascination pour cette jeunesse animée par ce que l’on peut désormais appeler la nature cybernétique tient sûrement au fait qu’elle nous échappe radicalement sans qu’elle n’ait besoin de fuir ni de se cacher. C’est un fait les jeunes - je n’arrive plus a dire les enfants - sont capables de partir sous nos yeux dans des ailleurs projetés par eux seuls auxquels nous n’avons pas vraiment accès.

Je crois que pour nous, adultes non spécialisés dans la question, la mesure cybernétique n’est pas la nôtre, que nous sommes de bien trop petite taille, que nous venons d’un univers bien trop terrien, bien trop enraciné dans l’espace, pour pouvoir sans questionnement et sans résistance à cette culture nouvelle, adhérer mentalement à ces technologies issues de la numérisation qui convergent systématiquement à un système compulsionnel de production et de consommation mondialement intégrées. - Je rappelle juste que la norme TCP-IP est à l’origine de la création par les USA d’un réseau numérique de communication militaire, Internet, implique que nous nous soumettions à des prescriptions nécessaires à l’adoption et à l’utilisation de normes qui induisent que l’on répète, au risque de ne pouvoir l’utiliser, des idéogènes nouveaux et très particuliers. - Il n’empêche que l’informatique est pour nos enfants une nature évidente, un prolongement indispensable à leur équilibre et à l’appréhension du monde dans lequel ils vivent aujourd’hui, même et surtout si cette nature est contraignante !

S’il y a mille raisons au mal être comme au bien être que notre société procure a nos enfants, il y en a une, enthousiasmante, qu’il faut regarder particulièrement : c’est que nos enfants sont entrés dans un autre temps et un autre espace que le nôtre. Jamais une culture, la cyberculture, n’a été aussi pourvoyeuse d’exigence. On ne peut y rentrer et y appartenir qu’en en acceptant, sans déroger un instant, le protocole. Je crois que jamais nous ne nous sommes trouvés en face d’une culture protocolaire aussi exigeante où, pour que ça marche, pour que le dialogue homme - machine se fasse, il faille se plier à la discipline d’une machine. Selon une enquête, on estime que 85% des jeunes âgés de 12 à 17 ans surfent quotidiennement sur la toile, les filles passant environ quatre heures et les garçons quatre heure trente devant un ordinateur ou une console de jeux vidéo (CREDOC , sept 2005) ; de même on constate que les jeunes sont en train de redéfinir en profondeur les nycthémères, préférant largement la vie nocturne à la vie diurne pour échapper aux rythmes définis par la société et aussi à la présence trop insistante et inquisitoriale des adultes et des éducateurs.

Nos enfants sont entrés au présent dans un futur quasi touchable – cette media culture ou ce cyberespace - où les notions de temps et d’espace sont définitivement bouleversés. Et cela ne manque pas de provoquer d’incroyables changements sociaux, changements rendu possibles parce que nous nous trouvons aujourd’hui dans une « basse époque », un de ces moments dans l’histoire où tout peut advenir parce qu’il n’y a plus de référent unique, de contrôle social traditionnel suffisamment fort et unifié pour contraindre l’ensemble des membres d’une société à faire la même chose. Moment rare de l’humanité où les changements sont tels qu’ils n’ont pas été prévisibles, pour la simple raison qu’on ne sait jamais exactement la mesure du seuil, ni quand vont rompre les choses. Tout concoure en apparence à dire que nous serions à la fin d’un temps, mais il nous est impossible de savoir exactement quel temps se termine, ni quel temps commence.

Il faut se rendre compte que derrière leurs claviers, nos cyberenfants s’inventent de nouvelles solidarité, s’organisent en communauté d’intérêts ludiques, à une échelle jusqu’alors inimaginable puisqu’elle peut être planétaire, et qu’ils sont entrés dans un espace personnel tout à fait neuf quant à leur participation à la production d’une nouvelle culture.


Tout bien considéré, peut être qu’Internet n’isole pas tant nos enfants que ça, qu’il les ouvre à d’autres espaces, qu’il implique des relations différentes avec le temps, des simultanéités du faire ou des faires nouveaux, qu’il permet un mouvement social de recommunautérisation de réseaux sociaux, de partage des savoirs et que la cybernétique les emmène vers une nouvelle forme de construction de l’intelligence collective qui les pousse à faire des actes de générosité planétaire. Voilà pourquoi ce regard ethnologique posés sur « nos enfants » me permet de dire qu’ils ont bel et bien quitté notre enfance, mais que s'ils ne nous imitent plus, si nous avons du mal à comprendre ce qu’ils fabriquent, nous devons à travers leurs techniques et leur nouveau rapport au monde, les suivre et les assurer de ce qui peut ne pas leur nuire, toute la tendre attention qu’on peut leur vouer.